mercredi 8 avril 2015

Les équations de Dieu chez Simone Weil







La pesanteur et la grâce : cahiers écrits en 1942, édition Plon 1947 ; Attente de Dieu, lettres écrites à Joseph Marie Perrin, Prêtre, de janvier à mai 1942 : Paris Fayard 1966. Éditions numériques réalisées par Gemma Paquet en 2013 et 2007, Université du Québec à Chicoutimi, dans le cadre de la collection « Les classiques en sciences sociales. Mis en accès libre et gratuit. Ces livres sont du domaine public au Canada (50 ans après la mort de l'Auteure)

Il y a de ma part une sacrée dose d'immodestie à me confronter à la fois à un monstre sacré de la philosophie et à une des questions les plus controversées, celle de Dieu. Ce texte fait suite à « Entretien posthume avec Simone Weil », exercice irrévérencieux consistant à recueillir, à travers des citations de « l'enracinement », l'avis de Simone Weil sur des questions contemporaines de société. Certains lecteurs m'ont aimablement fait remarquer que, avec une telle clé d'entrée, je passais totalement à côté de la vraie Simone Weil, mystique et engagée, que « l'enracinement » qui est son dernier écrit, ne peut-être lu sans avoir à l'esprit son délabrement physique qui résulte de sa manière de vivre ascétique, conforme à ses engagements et au contexte historique dramatique d'un monde en guerre dont elle a analysé tous les ressorts depuis l'accession de Hitler au pouvoir.

Comme le précise Joseph Marie Perrin dans sa préface à l'édition de « Attente de Dieu » Simone Weil ne reçut aucune éducation religieuse. « J'ai été élevée par mes parents dans un agnostiscisme complet » Ses engagements se font auprès des syndicats ouvriers et des partis d’extrême gauche, toujours avec une compassion et une sorte de communion avec la misère des autres, allant jusqu'à quitter son travail d'enseignante pour l'usine, participant aux grèves, puis s'engageant, en 1936, aux côté des républicains en Espagne. De par son éducation et ses aspirations profondes, les valeurs qu'elle porte sont des valeurs chrétiennes. Elle écrit pourtant au printemps 1942 (Attente de Dieu lettre numéro 4) « jusqu'à septembre dernier il ne m'était jamais arrivé dans ma vie de prier, même une seule fois. »

La conversion est donc tardive, compte tenu de la courte vie de Simone Weil, qui mourra l'année suivante en 1943. Le passage à l'acte du baptême interviendra à la suite de nombreuses hésitations et questionnements. Je voudrais cependant sur la notion de Dieu, interroger la philosophe, pas la croyante convertie au catholicisme. La chronologie des œuvres doit cependant être préalablement posée.

« Attente de Dieu » n'est pas un ouvrage à proprement parler, mais un recueil de lettres et de réflexions, écrites entre janvier et juin 1942, rassemblées par son ami et prêtre, Joseph Marie Perrin , publiées par lui en 1966 seulement. Il s'agit donc chronologiquement du premier des trois derniers ouvrages, écrit avant sa conversion.

« pesanteur et grâce » vient après. Il est possible, d'après la chronologie, qu'il soit pour partie contemporain des lettres. Il a été écrit sous forme de cahiers. L'écriture en est souvent exaltée, fourmillant d'aphorismes, qui en font une mine de citations. Il peut faire l'objet d'une multitude de niveaux de lectures. Picorer une phrase par ci, une phrase par là, pour les plus paresseux, et en faire son miel. Lire à la manière d'un livre sacré en s'imprégnant du rythme, de la puissance et de la poésie, une lecture religieuse en somme, plus préoccupée du message que du sens. Lire pas à pas en s'efforçant de suivre chaque raisonnement sans perdre de vue la démarche d’ensemble. J'ai trouvé cette lecture particulièrement ardue. J'ai lu est relu certains passages pour arriver parfois à une (pas à la) compréhension. Souvent, je dois l'avouer, je n'ai pas compris.

Rien chez Simone Weil n'est gratuit, nous ne sommes pourtant plus tout à fait dans un domaine purement littéraire. Aborder Simone Weil c'est comme vouloir comprendre un article de physique quantique. La philosophie, avec elle, s'établit à des niveaux ou le commun des mortels n'a pas accès.
De plus, « Il ne s'agit pas ici de philosophie mais de vie » a écrivait Gustave Thibon dans sa présentation de « La pesanteur et la grâce ». Simone Weil met, jusqu'à l’excès sa vie en conformité avec ses écrits.

« L'enracinement » est le dernier ouvrage. Il est largement détaché des préoccupations religieuses. Le contenu est plus socio-politique. Son écriture est à mes yeux plus conventionnelle, c'est à dire moins exhaltée, disons moins surprenante, que celle de La pesanteur et la grâce ». Je ne m'attarde pas dessus, il a servi exclusivement de matériaux à mon faux entretien sur des questions contemporaines.

Ma réflexion portera sur la conception de Dieu chez Simone Weil. Ma méthode s'inspirera de l'algèbre. Soit Dieu est « x », c'est à dire l'inconnue d'une équation. Chaque passage dans lequel figure le mot Dieu sera considéré comme une équation. Avec la question : trouver la valeur de « x » et un élément de la réponse « x= ». La réponse donnera, bien sur, lieu à une reformulation. La reformulation est, avec les risques que cela comporte, la seule voie de « ma » compréhension.

Le matériau pour ce billet provient quasi exclusivement de « La pesanteur et la grâce ». et pour certaines équations de « Attente de Dieu ».

Cette méthode, peu orthodoxe, m'affranchit d'une culture philosophique et de références que je n'ai pas. Aux yeux des experts, des puristes et des adorateurs de Simone Weil une telle approche pourra être considérée comme un nouvel outrage. Tant pis, et hardi ! La fleur au fusil ! je pars me confronter à Dieu et Simone Weil.

Dieu ne commence à exister dans la vie et l’œuvre de Simone Weil, qu'à la toute fin de sa vie, deux ans tout au plus. « je peux dire que de toute ma vie, je n'ai à aucun moment cherché Dieu...j'ai pensé que le problème de Dieu est un problème dont les données manquent ici bas, et que la seule méthode pour éviter de le résoudre à faux, était de ne pas le poser. Ainsi je ne le posais pas. Je n'affirmais ni ne niais. Il me paraissait inutile de résoudre ce problème, car je pensais qu'étant en ce monde, notre affaire était d'adopter la meilleure attitude à l'égard des problèmes de ce monde et que cette attitude ne dépendait pas de la solution du problème de Dieu. (l'attente de Dieu, lettre 4)

L'essentiel de la vie et de l’œuvre de Simone Weil se déroule donc en dehors de tout contexte religieux ou de croyance à fortiori de la pratique d'un culte.

Sur le Plan philosophique, Simone Weil règle son compte à Pascal « La méthode de Pascal me paraît être une des plus mauvaises possibles pour arriver à la foi. »

La question d'un pari ou chacun des parieurs a raison, est complètement étrangère à la pensée de Simone Weil. « Dieu existe, Dieu n'existe pas. Ou est le problème, Je suis tout à fait sure qu'il y a un Dieu en ce sens que je suis tout à fait sure que mon amour n'est pas illusoire. Je suis tout à fait sure qu'il n'y a pas de Dieu, en ce sens que je suis tout à fait sûre que rien ne ressemble à ce que je peux concevoir quand je prononce ce nom. Mais cela que je ne puis concevoir n'est pas une illusion…Une inspiration divine opère infailliblement, irrésistiblement, si on n'en détourne pas l'attention, si on ne la refuse pas. Il n'y a pas un choix à faire en sa faveur, il suffit de ne pas refuser de reconnaître qu'elle est. »

1-Ou est Dieu ?

La première question est celle de la place de Dieu dans la vie des hommes.

1-1 La vie est un équilibre en mouvement ascendant et descendant entre monde matériel et monde surnaturel.

La première équation est quasiment une question de Physique, d'énergie. « Deux forces règnent sur l'univers : lumière et pesanteur. » La pesanteur relève de tout ce qui est matériel. La bassesse est le symbole de la pesanteur parce qu'elle abaisse. « La grâce seule fait exception » elle relève du surnaturel.

« Il faut dans les rapports entre l'homme et le surnaturel chercher une précision plus que mathématique ; cela doit être plus précis que la science. »

Simone Weil voit la vie comme un double mouvement ascendant et descendant, l'un matériel, l'autre surnaturel. Dans le monde matériel la nourriture permet à l'homme de se conserver, de croître. La bassesse et les mauvaises actions le tirent vers le bas. (pesanteur). Dans le monde surnaturel Simone Weil emploie une métaphore « un seul remède une chlorophylle permettant de se nourrir de lumière. » La grâce n'est pas seulement un mouvement ascendant « L'aile fait monter » mais aussi descendant « Quelle aile à la deuxième puissance peut faire descendre sans pesanteur ? »

« s'abaisser c'est monter à l'égard de la pesanteur morale » s'abaisser est donc pour Simone Weil la manifestation descendante de la grâce.

Résumons. Dieu pour le moment n'est pas nommé, il apparaît sous la forme de la grâce qui est l'expression du surnaturel. Et qui comme le monde matériel s'exprime dans des mouvements ascendants et descendants.

1-2 Compensations, récompenses imaginaires.

Simone Weil à une vision de la vie proche des sciences physiques. « Comment se délivre t-on de la souffrance ? » « une situation trop dure abaisse l'énergie fournie » « seuls des avantages imaginaires fournissent l'énergie pour des efforts illimités » c'est cette récompense qu 'elle appelle le sourire de Louis XIV.

« Faute de récompense on se fabrique un Dieu qui nous sourit. » Simone Weil établit une passerelle entre le monde matériel et le surnaturel. Faute de pouvoir trouver une compensation à ses efforts ou à ses souffrances dans le monde matériel l'homme va les chercher dans le monde imaginaire, il y trouve Dieu qui sourit.

1-3 Accepter le vide.

Le vide ne peut exister dans le monde réel. « Un gaz qui se rétracterait et laisserait du vide, ce serait contraire à la loi d'entropie »

Dire que le Dieu des Chrétiens est un Dieu surnaturel, c'est accepter qu'il y a un vide pour recevoir la grâce et « c'est elle qui fait ce vide ».

« La grâce comble » « Il faut une représentation du monde ou il y ait du vide, afin que le monde ait besoin de Dieu. Cela suppose le mal. »

Dieu n'existe donc que pour ceux qui acceptent de créer en eux le vide qui leur permettra d'accueillir, la grâce, le surnaturel, la récompense imaginaire. On est loin de la question de l'existence ou de l’inexistence absolue de Dieu. On est loin de Pascal et de son pari, beaucoup plus près de Platon et de sa caverne ou l'acceptation de la lumière est est une question de point de vue.

En résumé ; Si l'on admet l’existence du surnaturel. Dieu y trouve un espace dans lequel les hommes, en compensation des misères, des douleurs et de la mesquinerie du monde matériel peuvent placer des intentions et des sentiments élevés et désintéressés. Dieu est dans le monde surnaturel l'aspiration à la grâce.

2- Qu'est-ce que Dieu ?

« Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l 'absence » « Ce monde en tant que tout à fait vide de Dieu est Dieu lui même. » « c'est là le mystère des mystères. Quand on le touche on est en sécurité. » « La mystique est la seule vertu de l'humanité. Car ne pas croire que derrière le rideau du monde il y ait une miséricorde infinie ou croire que cette miséricorde est devant le rideau. Ces deux choses rendent cruel ».

2-1 Dieu est renoncement aux choses matérielles.

« Dieu comble le vide » mais il s'agit d'un vide créé par un renoncement volontaire aux biens matériels, Ce détachement doit être gratuit « il ne s'agit nullement d'un processus intellectuel. L'intelligence n'a rien à trouver, elle a à déblayer. Elle n'est bonne qu'aux taches serviles. »

Simone Weil met en garde contre « les croyances combleuses de vides, adoucisseuses des amertumes, celle de l'immortalité, celle de l'utilité des pêchés, celle de l'ordre providentiel des événements – bref les consolations qu'on recherche ordinairement dans la religion. »

« Quand Dieu est devenu aussi plein de signification que le trésor de l'avare, se répéter fortement qu'il n'existe pas. Éprouver qu'on l'aime même s'il n'existe pas. »
2-2 Dieu est renoncement à une représentation Physique.

« L'amour n'est pas compensation il est lumière. » « si on aime dieu en pensant qu'il n'existe pas, il manifestera son existence. »

Heureusement à ce point Simone Weil nous propose une transposition explicative « perdre quelqu'un : on souffre que l'absent soit devenu de l'imaginaire, du faux. Mais le désir qu'on a de lui n'est pas imaginaire. Descendre en soi-même ou réside le désir qui n'est pas imaginaire. »  « La présence du mort est imaginaire, mais son absence est bien réelle ; elle est désormais sa manière d'apparaître »

La présence de Dieu se manifeste intuitivement comme celle de l'ami revu après une longue absence lors d'une poignée de main.

Dieu n'a rien à voir avec les religions et les croyances. Simone Weil pense au contraire qu'elles sont un adoucissement. Dieu est le produit non désiré du renoncement, du détachement sans intention, des choses matérielles et de la réalité d'un manque, d'une absence.

2-3 Dieu est renoncement à soi.

« Nous ne possédons rien au monde-car le hasard peut tout nous ôter, sinon le pouvoir de dire je. C'est cela qu'il faut donner à Dieu. »

« Offrande, on ne peut pas offrir autre chose que le je. »

Ce transfert du je du monde matériel au monde surnaturel, celui de Dieu permet à l'homme de ne plus ressentir ni douleur ni souffrance dans le monde matériel. Il y reste incarné mais le moi qui pourrait souffrir est ailleurs.

« le malheur ne peut détruire le je, car le je en lui n'existe plus, ayant entièrement disparu et laissé la place à Dieu. »

Dans le malheur ou la douleur les hommes disent « Dieu pourquoi m'as-tu abandonné ? » ce qui fait dire à Simone Weil « Le Malheur produit l'absence de Dieu »

Simone Weil balaie la conception communément répandue du « Dieu est bon », comment se fait t-il qu'il accepte les guerres, les massacres, la mort des enfants , en un mot tous les malheurs du monde ? Croire en Dieu pour Simone Weil ce n'est pas nier le malheur, c'est s'en détacher. Renoncer au je, c'est renoncer à souffrir.

Si l'homme renonce au je, si tous les hommes de l'univers y renoncent : « c'est la misère qui fait que je suis je. C'est la misère de l'univers, qui fait que en un sens Dieu est je (c'est à dire une personne) »

Dieu est donc les je rassemblés de tout l'univers. Une personne (dans le monde surnaturel) issue du renoncement de tous.

Pour que Dieu soit tout il faut que les hommes ne soient rien. « Nous participons à la création du monde en nous décréant nous-mêmes. » « Mon Dieu accordez moi de devenir rien ; »

Pour faire comprendre le renoncement à soi Simone Weil utilise la métaphore du grain. « Si le grain ne meurt...il doit mourir pour libérer l'énergie qui est en lui afin qu'il s'en forme d'autres combinaisons. De même nous devons mourir pour libérer l'énergie attachée... »

L'idée du renoncement est poussée jusqu'à l'effacement même du corps «  toutes les choses que je vois entends, respire, touche, mange, tous les êtres que je rencontre, je prive tout cela du contact avec Dieu, et je prive Dieu du contact avec tout cela dans la mesure ou quelque chose en moi dit je. » « Je peux faire quelque chose pour tout cela et pour Dieu, à savoir me retirer, respecter le tête à tête. »

En résumé. Simone Weil conçoit la complémentarité entre le monde matériel et le monde surnaturel, siège de Dieu, comme un système de vases communicants. « l'être de l'homme est caché derrière le rideau, du côté du surnaturel ». Pour trouver la grâce, la lumière de Dieu, l'homme doit se détacher des valeurs matérielles, renoncer aux plaisirs et aux avantages qu'elles procurent et même renoncer à soi, s'effacer même. La vie de Simone Weil a été, même dans sa période agnostique, faite de renoncements aux avantages matériels et de renoncement à soit (abandon de son métier d'enseignante, désintérêt pour son apparence physique...). Il y a chez elle une aspiration véritable à la sainteté. Sa conception philosophique de Dieu va dans ce sens. Mais a-t-on vraiment affaire à un écrit philosophique ou à un écrit Mystique ? Les deux je pense. La mise en adéquation de sa vie à sa conception de Dieu fait sa grandeur personnelle, mais sans doute limite la portée portée universelle de ses écrits.


3- Qu'est-ce que croire en Dieu ?

« Pour autant qu'il est créateur, Dieu est présent dans toute chose qui existe dès lors qu'elle existe. »


3-1 L’obéissance

l’obéissance n'est que la soumission à la nécessité. « L'obéissance est la vertu suprême. Aimer la nécessité. » « Il y a des cas ou une chose est nécessaire du seul fait qu'elle est possible. Ainsi manger quand on a faim, donner à boire à un blessé mourant de soif, l'eau étant tout près. Ni un bandit ne s'en abstiendrait, ni un saint. »

l’obéissance à Dieu n'est pour Simone Weil qu'une position de l'homme entre lui et le monde. « n'être qu'un intermédiaire entre la terre inculte et le champ labouré, entre les données du problème et la solution, entre la page blanche et le poème, entre le malheureux qui a faim et le malheureux rassasié. » il s'agit de répondre aux nécessités sans intentions particulières en faisant taire tous désirs et toutes opinions. « La volonté de Dieu comment la connaître ? » en faisant silence en soi, en faisant ce que l'on sent devoir faire. On retrouve donc le « Que ta volonté soit faite » de la prière catholique. C'est la réponse « fallait bien » du mousse qui vient de réaliser un acte héroïque.

Ne pas confondre l’obéissance à Dieu avec l’obéissance de l'esclave qui réalise la volonté du maître.

3-2 Se méfier des apparences et de l'imagination.

Simone Weil fait appel à Platon pour mettre en garde contre l'illusion de la valeur ; «  L'image de la caverne se rapporte à la valeur. Nous ne possédons que des ombres d'imitation de biens… nous acceptons les fausses valeurs qui nous apparaissent et quand nous croyons agir nous sommes en réalité immobiles car nous restons dans le même système de valeurs. »

Il faut donc appréhender le monde qui nous entoure à l'aune de la nécessité et non de l'idée imaginaire que nous nous faisons de leur valeur. « notre vie réelle est plus qu'aux trois quarts composée d'imagination et de fiction. Rares sont les vrais contacts avec le bien et le mal. »

3-3 Le péché, la peur de Dieu 

Simone Weil définit le péché comme une faiblesse de la chair, l'homme se laisse sciemment aller à tout ce qui ne le tue pas ; Le péché lui permet de ne pas voir Dieu « ce n'est pas la recherche du plaisir et l'aversion de l'effort qui produisent le péché, mais la peur de Dieu. » pour l'expliquer, ici encore Simone Weil a recours à Platon. « L'image de la caverne semble l'indiquer. C'est d’abord le mouvement qui fait mal. Quand on arrive à l'orifice c'est la lumière. Non seulement elle aveugle, mais elle blesse. Les yeux se révoltent contre elle. »

3-4 l'Amour de Dieu, amour pour Dieu, amour pour les autres, amour pour les morts.

Le chapitre sur l'amour débute par cette sentence « L'amour est un signe de notre misère. Dieu ne peut aimer que soi. Nous ne pouvons aimer qu'autre chose.»

« C'est parce que Dieu nous aime que nous devons l'aimer, c'est parce que Dieu nous aime que nous devons nous aimer.»

Pour l'amour comme pour toutes autres choses, Simone Weil met en garde contre l'illusion et l'imagination. Sa conception de l'amour est donc désincarnée un amour sans attachement, une simple acceptation de l'autre. « la croyance à l'existence d'autres êtres humains comme tels est amour. » «  C'est une lâcheté que de chercher auprès des gens qu'on aime un autre réconfort que celui que nous donnent les œuvres d'art » « Aimer purement, c'est consentir à la distance, c'est adorer la distance entre soit et ceux qu'on aime. »

L'amitié échappe de justesse à cette conception, j'ai trouvé cette concession dans « l'attente de Dieu », « Mais il est un amour personnel et humain qui est pur et qui enferme un pressentiment et un reflet de l'amour divin. C'est l'amitié à condition qu'on emploi ce mot rigoureusement dans son sens propre. » cette concession à considérer la possibilité de sentiments entre humains, autres que la charité, est quand même restreinte parce qu'il peut être guidé par deux motifs « ou l'on cherche en l'autre un certain bien, ou on a besoin de lui. » C'était trop beau !

Heureusement « l'amour qu'on voue aux morts est parfaitement pur. »

L'amour n'a pas sa place dans le monde de Simone Weil, il n'existe qu'en tant que reconnaissance mutuelle de Dieu pour les hommes, des hommes pour Dieu, des hommes entre eux. Effectivement ça ne fait pas rêver.

3-5 Croyance à l'immortalité :

Le refus de toute consolation, considéré comme un fruit de l'imagination abouti à un rejet de la croyance en la vie éternelle. « La croyance à l'immortalité est nuisible parce qu'il n'est pas en notre pouvoir de nous représenter l'âme comme vraiment incorporelle. Ainsi cette croyance est en fait croyance au prolongement de la vie, et elle ôte l'usage de la mort. »

3-6 Le hasard, le mal, le malheur, le bien, la beauté, le plaisir

« Le mal c'est toujours la destruction des choses sensibles ou il y a présence du bien. » Le mal est donc pris comme innocent, involontaire. « Le mal est accompli par ceux qui n'ont pas connaissance de cette présence réelle. En ce sens il est vrai que nul n'est méchant volontairement. »

Le mal est comme le bien une réalité du monde. « Expliquer la souffrance, c'est la consoler, il ne faut donc pas qu'elle soit expliquée. » « Dieu a créé un monde qui est non le meilleur possible, mais comporte tous les degrés de bien et de mal. » et référence à l'actualité de son époque « nous sommes au point ou il est le plus mauvais possible. »

Comme le mal, le malheur est une réalité qui doit être acceptée «  je ne dois pas aimer ma souffrance parce qu'elle est utile, mais parce qu'elle est. »« accepter ce qui est amer. » « Dieu envoie le malheur indistinctement aux méchants comme aux bons, ainsi que la pluie et le soleil. »

« La beauté, c'est l'harmonie du hasard et du bien. »

« Étoiles et arbres fruitiers en fleur. La permanence complète et l'extrême fragilité donnent également le sens de l'éternité. »

La recherche du plaisir dans un monde ou Dieu distribue également le bien et mal ne peut être qu'illusoire. « Toute recherche d'un plaisir est recherche d'un paradis artificiel, d'une ivresse, d'un accroissement. Mais elle ne nous donne rien, sinon l'expérience qu'elle est vaine. »

Le hasard explique donc une conception de Dieu qui s'accommode de tout, le bien et le beau, comme le mal et le malheur, car tout dans le monde, est le fruit de hasards. Il renvoie la notion de progrès à la prétention illusoire des hommes de changer l'ordre de la création. Et celle du plaisir à une ivresse artificielle.

« La méditation sur le hasard qui a fait rencontrer mon père et ma mère est plus salutaire encore que celle de la mort. »

5- La pratique religieuse

la question de la pratique religieuse est abordée dans les dernières pages de « La pesanteur et la grace dans le chapitre consacré à la mystique du travail.

« Le nettoyage philosophique de la religion n'a jamais été fait ? Pour le faire il faudrait être dedans et dehors. »

« Le Christ est le point de tengeance entre l'humanité et Dieu. »

« Les travailleurs ont besoin de poésie plus que de pain. Besoin que leur vie soit une poésie. Besoin d'une lumière d'éternité. Seule la religion peut être la source de cette poésie.

« Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple. »

Après Pascal voilà que Marx est taclé de sévère manière. La révolution est un rêve d'agir sur l'ordre du monde alors que pour Simone Weil l'ordre ne peut être que celui des hasards de la création divine. Une telle présomption est totalement étrangère à la vision de Simone Weil.

La religion, comme spiritualité organisée, est donc simplement la porte d'accès à la beauté.

Dieu trouvant sa place dans le monde surnaturel est avant tout chez Simone Weil croyance qu'à côté du monde matériel, « derrière le rideau » dit-elle existe un monde spirituel, celui ou réside la grâce.

Croire en l'existence et à la nécessité de la spiritualité pour vivre ouvre tout les champs des possibles. Le premier étant de nommer ou de ne pas nommer ce monde spirituel Dieu. « Dieu existe, Dieu n'existe pas, ou est le problème ? » « entre deux hommes qui n'ont pas l'expérience de Dieu, celui qui nie est peut-être le plus près. »

« Les erreurs de notre époque sont du Christianisme sans surnaturel. » « La religion en tant que source de consolation est un obstacle à la véritable foi. »

Simone Weil trouve légitime une spiritualité qui ne reconnaît pas Dieu, par contre elle dénonce la pratique religieuse pour elle même c'est à dire détachée de la croyance au surnaturel.

Chez Simone Weil Dieu n'est pas un choix, c'est un nom donné à sa spiritualité, Le choix de Dieu laisse ensuite le champ ouvert à toutes les manières de lui manifester son attachement, c'est à dire à toutes les religions.

« La religion n'est pas autre chose que cette promesse de Dieu. Toute pratique religieuse, tout rite, toute liturgie est une forme de la récitation du nom du seigneur. » « toutes les religions prononcent dans leur langue le nom du seigneur. » « Mais d'une manière générale la hiérarchie des religions est une chose très difficile à discerner, presque impossible, peut-être tout à fait impossible. » (attente de Dieu)

Une approche du divin qui a le mérite de mettre sur le même plan le croyant et le non croyant, le croyant sans religions et tous les croyants de toutes les religions du monde est quand même plus satisfaisante qu'une conception « noir ou blanc » avec deux camps ceux qui croient et ceux qui ne croient pas. Voilà ce que je retiens sur le fond de la lecture de « la pesanteur et la grâce »

Pour le reste Simone Weil pousse jusqu'à ses ultimes retranchements la conception d'un Dieu créateur de toutes choses et d'un ordre du monde sans hiérarchie entre le bien et le mal et ou tout efforts de l'homme pour aller vers le bien ou diminuer le mal n'est qu'illusion, fruit de l'imagination. Dans ce monde l'homme, n'a pas plus de place que tout élément, même le plus modeste de la création, et qui n'a donc d'autre choix que de renoncer à être. L'humanité n'a pas de place dans le vision de Simone Weil, sinon une humanité désincarnée, portée par les hasards de l'évolution du monde, obéissante aux éléments, impuissante à changer ou améliorer sa condition. Ce n'est même pas une vision pessimiste de l'humanité, c'est bien pire, c'est une vision sans espoir.

Ce qui est propre à Simone Weil c'est que cette vision était sa vie et cette vision à toujours été la sienne, bien avant sa conversion et son engagement catholique. En renonçant aux douceurs de la vie, aux artifices de l’élégance, à l'argent, en s'engageant totalement dans la vie des ouvriers et dans la guerre d’Espagne, Simone Weil a appliqué dans sa vie sa conception de Dieu. Un Dieu qu'elle nommera plus tard, mais une spiritualité brûlante qui l'a toujours imprégnée.

S'agit-il d'une aspiration à la sainteté, sans doute, peut-être, mais sainteté n'est qu'un mot. Simone Weil fait partie de ces humains qui vont au bout de leurs idées et vivent leur passion jusqu'au sacrifice ultime de leur vie…. Simone Weil, Antonin Artaud, Van gogh, Rimbaud, Janis Joplin, Curt Cobain, Amy Winehousse. Ils ont tous vécu à fond, dans l’excès, jusqu'à la mort. Ils sont des christ modernes, ils ont péri pour nous. Pour moi ils sont des icônes parce que leur vie brûlée est le contrepoids de la tiédeur de la mienne. A travers eux je vis ce que jamais je n'ai osé.

Les écrits de Simone Weil surprennent, agacent parfois, mais ce ne sont pas de simples écrits, c'est l'expression d'une spiritualité et d'un génie inaccessible. Ils vont bien au-delà de la nécessité de comprendre.

















dimanche 22 mars 2015

Simone Weil, L'enracinement, Entretien posthume


Simone Weil



1909-1943


L'enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain








Entretien avec Simone Weil.

A l'occasion des soixante six ans de la publication de son dernier ouvrage, « L'enracinement, Prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain », publié en 1949 chez Gallimard dans la collection espoir, sous la houlette de Albert Camus, soit sept ans après son décès, la Philosophe Simone Weil, née en 1909 à Paris décédée le 24 août 1943, à l'âge de 34 ans a bien voulu m'accorder un entretien.

Je vais m'entretenir avec Simone Weil de sujets qui font débat dans la France de 2015, sur lesquels ses collègues philosophes d'aujourd'hui, tels Alain Finkielkraut, Michel Onfray, Alain Badiou, Luc Ferry, pour ne parler que des plus présents, sont interrogés par les médias. Les réponses qu'elle va m'apporter sont extraites sous forme de citations, sans modification ou reformulation d'un seul ouvrage « l'enracinement », qui compte tenu qu'il est son dernier écrit, peut être considéré comme son testament philosophique.

« Bonjour Simone. Je sais qu'il est présomptueux de la part de quelqu'un qui a passé son baccalauréat, sans même avoir compris ce qu'est la philosophie, de se confronter à vous qui avez décroché à 16 ans le baccalauréat de philosophie pour suivre ensuite les cours du philosophe Alain au Lycée Henri IV de Paris.

Vous êtes considérée unanimement, avec respect et dévotion, comme une des plus grandes et fulgurante philosophe du siècle dernier. Votre oeuvre est indissociable de votre vie de vos tourments qui sont aussi ceux de votre époque bouleversée par la montée du fascisme, le sort abominable fait aux juifs et la guerre.

Vous avez obtenu votre agrégation en 1931 après des études à l'école normale supérieure. L'enseignement dans des lycées de province ne vous satisfaisait pas. Vous allez en Allemagne au cour de l'été 1932 tenter de comprendre la montée du nazisme. Vous abandonnez, un temps l'enseignement pour travailler en usine, chez Alsthom, Chez Carnaud et Forges de Basse-Indre et enfin, jusqu'en 1935, chez Renault à Boulogne-Billancourt.

Des problèmes de santé vous obligeront à reprendre l'enseignement, mais votre engagement ne se démentira pas puisque vous consacrez l'essentiel de vos revenus au plus démunis, aux caisses de solidarité et aux grévistes de 1936. Vous décidez de vivre avec cinq francs par jour.

Dès le début de la guerre civile en Espagne vous vous engagez contre Franco et partez en Espagne. C'est une banale brûlure au pied qui vous obligera à revenir en France. Vous collaborez à la revues « Les nouveaux Cahiers » qui prône un rapprochement avec l'Allemagne.

En 1938, la juive que vous êtes, se rapproche du christianisme. Il semble que cet engagement religieux a été très profond. Vous et votre famille, vous réfugiez à Marseille en 1940. C'est dans cette ville que vous commencez à rédiger vos Cahiers et collaborez à plusieurs revues : « Les Cahiers du sud » « Anagrame »

Exclue de l'Université, vous travaillerez un temps dans une ferme. En 1942, vous partez avec vos parents aux États-Unis. En 1943 vous gagnez l'Angleterre ou vous travaillez dans les services de la France libre mais démissionnez rapidement. Votre santé vous interdit de rejoindre la France libre comme vous le souhaiteriez. Atteinte de tuberculose, c'est une crise cardiaque qui vous emportera le 24 août 1943, vous n'aviez que 34 ans. Votre mort fera l'objet de diverses spéculations, suicide ou dénutrition volontaire par solidarité avec vos concitoyens vivant avec des tickets de rationnement.

Vos écrits, dont le livre qui nous sert de référence aujourd'hui seront publiés sous votre nom après votre décès.

Vous comprendrez Simone que votre courte vie, vos origines, vos engagements dans les événements gravissimes qui ont marqué votre époque, votre volonté de vous rapprocher des plus démunis, des ouvriers et des paysans, de vivre pauvre parmi les pauvres ; tout concours à faire de vous, à mes yeux d'homme de gauche, une icône. Depuis longtemps je vous ais mise sur un piédestal, mais, parce que je suis paresseux je ne vous avais pas encore lue.

Vous lisant j'ai pris conscience qu'il est impossible de réduire votre pensée à un seul axe, en l'occurrence ici, celui de la place des hommes dans la société. Il n'est cependant ni dans mon propos ni dans mes capacités de faire la lecture plurielle qui seule pourrait vous rendre justice. Pardonnez moi d'avance cette lecture réductrice.

Croyez le bien Simone, l'exercice auquel je vais me prêter, n'enlèvera rien à l'admiration que j'ai pour vous. Je veux simplement vérifier, si, encore aujourd'hui votre philosophie peut faire référence, si je peux citer Simone Weil pour comprendre le monde qui m'entoure. Un philosophe plus qu'un romancier, plus qu'un journaliste ou un essayiste, se doit de résister à l'épreuve du temps, il a un devoir d'universalité.

JC : Le Front National fait de l'immigration un de ses chevaux de bataille. Il propose une série de mesures pour réduire l'immigration qu'elle soit illégale ou légale. Il considère que la France est trop généreuse pour les étrangers, il chiffre à 70 milliards d'euro le coût de l'immigration dont 600 millions pour l'aide médicale d'état. L'assemblée Nationale vient cependant de voter une réforme du droit d'asile, visant à améliorer le traitement des demandes d'asiles. Quelles réflexions vous inspire cette situation d'une France tiraillée entre les obligations que lui confère son statut de pays des droits de l'homme et le développement d'un populisme d’extrême droite qui stigmatise les étrangers ?

Simone :« La notion d'obligation prime sur celle de droit, qui lui est subordonnée et relative. Un droit n'est pas efficace par lui même, mais seulement par l'obligation à laquelle il correspond ; l'accomplissement effectif d'un droit provient non pas de celui qui le possède, mais des autres hommes qui se reconnaissent obligés à quelque chose envers lui.

L'obligation seule peut être inconditionnée. Elle se place dans un domaine qui est au dessus de toutes conditions, parce qu'il est au dessus de ce monde »

JC : La France a donc des obligations à l'égard de ses immigrés et des demandeurs d'asile ?

Simone : « L'obligation ne lie que les êtres humains. Il n'y a pas d'obligations pour les collectivités comme telles. Mais il y en a pour tous les êtres humains qui composent, servent, commandent ou représentent une collectivité. »

JC : Selon vous donc l’État n'a pas à se mêler de cette affaire, c'est aux citoyens de se mobiliser. Vous n'ignorez pas que des citoyens qui sont venus en aide aux migrants à Calais ont été poursuivis en justice pour avoir assisté des personnes en situation irrégulière.

Simone: « L'objet de l'obligation dans le domaine des choses humaines, est toujours l'être humain comme tel. Il y a obligation envers tout être humain du seul fait qu'il est un être humain. Cette obligation est éternelle. Seul l'être humain à une destinée éternelle. Les collectivités humaines n'en ont pas. Aussi n'y a t-il pas à leur égard d'obligations directes qui soient éternelles. »

« Cette obligation ne repose sur aucune situation de fait, ni sur les jurisprudences, ni sur les coutumes, ni sur les structures sociales, ni sur les rapports de force, ni sur l'héritage du passé, ni sur l'orientation supposée de l'histoire. »

« Le fait qu'un être humain possède une destinée éternelle n'impose qu'une seule obligation c'est le respect. »

JC : Comment le respect s'exprime t-il ?

Simone : « Il ne peut l'être que par l'intermédiaire des besoins terrestres de l'homme. »

« la liste des obligations envers l'être humain doit correspondre à la liste de ceux qui sont vitaux, analogues à la faim. L'obligation de ne pas laisser mourir de faim est la plus évidente, elle doit servir de modèle pour dresser la liste des devoirs éternels.

Certains sont physiques : protection contre la violence, le logement, les vêtements, la chaleur, l’hygiène, les soins en cas de maladie ; d'autres en rapport avec la vie morale. On doit donc le respect à tout ce qui permet de satisfaire les besoins physiques, un champ de blé par exemple.

JC : Ce débat ne permettra pas d'approfondir tous les domaines moraux que vous abordez dans votre ouvrage. Je les cite : le respect des collectivités humaines, l'ordre, la liberté, l’obéissance, la responsabilité, l'égalité,la hiérarchie, le dévouement, l'honneur, le châtiment et la liberté d'opinion.

Avant de m'attarder sur la liberté d'opinion, je souhaiterais que vous me disiez un mot sur la liberté et l'égalité qui figurent dans notre devise républicaine, tout en remarquant que le troisième mot, fraternité,  ne fait pas parti, selon vous, des obligations morales.

Simone : « La liberté consiste dans la possibilité de choix.

"Partout ou il y a vie commune, il est inévitable que les règles, imposées par l'utilité commune limitent les choix. A ces conditions, la liberté des hommes de bonne volonté, quoique limitée dans les faits est totale dans la conscience.
Ceux qui manquent de bonne volonté ou restent puérils ne sont jamais libre dans aucun état de société. »

« l'égalité consiste dans la reconnaissance publique, générale, effective, exprimée réellement par les institutions et les mœurs que la même quantité de respect et d'égard est due à tout être humain, parce que le respect est du à l'être humain comme tel et n'a pas de degrés.

"Pour qu'elles (les différences parmi les hommes) ne soient pas ressenties comme ayant cette signification ; il faut un certain équilibre entre l'égalité et l'inégalité. »

JC  Je ne suis pas convaincu, Simone, par votre manière de poser clairement une définition pour aussitôt la nuancer et vous lancer dans des raisonnements qui finalement enlèvent toute substances à des idées qui ne souffrent pas de nuances. Mais je vous comprends. Là ou je reste dans les idéaux vous creusez la réalité sociale.

Passons à la liberté d'expression. Les attentats contre Charlie hebdo ont remis ce problème sur le devant de la scène. Je souhaiterai connaître votre position dans un débat posé en ces termes par le Nouvel Observateur. « pourquoi Dieudonné est-il attaqué alors que Charlie Hebdo peut faire des unes sur la religion ?

Simone : « La liberté d'expression totale, illimitée, pour toute opinion quelle qu'elle soit, sans aucune restriction ni réserve, est un besoin absolu pour l'intelligence. Par suite c'est un besoin de l'âme, car quand l'intelligence est mal à l'aise, l'âme entière est malade. »

JC : Et bien voilà une position sans ambiguité ! Mais je vous laisse continuer…

Simone : « ...Liberté absolue, mais de manière qu'il soit entendu que les ouvrages qui s'y trouvent publiés n'engagent à aucun degré les auteurs et ne contiennent aucun conseil pour les lecteurs.

« Au contraire, les publications destinées à influer sur ce que l'on nomme l'opinion, c'est à dire en fait sur la conduite de la vie, constituent des actes et doivent être soumises aux mêmes conditions que tous les actes.

« Il est clair que la presse quotidienne et hebdomadaire est dans le second domaine. Les revues également car elles constituent toutes un foyer de raisonnement pour une certaine manière de penser. De même pour la littérature...les écrivains ont une manière inadmissible de jouer sur les deux tableaux. Jamais autant qu'à notre époque ils n'ont prétendu au rôle de directeurs de conscience et ne l'ont exercé.

« Le besoin même de liberté, si essentiel à l'intelligence, exige une protection contre la suggestion, la propagande, l'influence par obsession….les âmes humaines en sont les victimes.

« De même il peut y avoir répression contre la presse, les émissions radiophoniques, non seulement pour atteinte aux principes de moralité publiquement reconnus, mais pour la bassesse du ton et de la pensée, le mauvais goût, la vulgarité, pour une atmosphère morale sournoisement corruptrice.

JC : Et bien Simone, tu n'y va pas par le dos de la Cuiller. Ça commence à sentir le Goulag ! Que fais tu des journalistes ?

Simone : « La liberté d'opinion est due uniquement et sous réserve au journaliste, non au journal ; car le journaliste seul possède la capacité de se former une opinion. Un journal peut-être supprimé sans que les membres de la rédaction perdent le droit de publier ou bon leur semble, dans les cas les moins graves, de rester groupés pour continuer le même journal sous un autre nom. Seulement il aura été publiquement marqué d'infamie et risquera de l'être encore. »

JC : Des journalistes sans journaux, des journaux sans journalistes, j'ai du mal à te suivre. En tout état de cause, avec des idées pareilles il vaut mieux que tu t’abstiennes d'aller débattre sur la liberté de la presse au Grand Journal de Canal +, même face à Jean-Luc Mélanchon.

Simone : « L’intelligence est vaincue dès que l'expression des pensées est précédée du petit mot « nous » La solution pratique immédiate c'est l'abolition des partis politiques. »

JC : Je te suivrai pas sur ce terrain. Abordons maintenant le thème central de ton ouvrage ou tu traites successivement du déracinement et de l'enracinement. Ma méconnaissance de l'histoire de la pensée philosophique me met dans une position un peu délicate. Un petit tour sur internet m'a donné le vertige.

L'enracinement est un concept ancien, Hegel l'a utilisé, et son caractère métaphorique permet de le mettre un peu à toutes les sauces dans des domaines aussi différents que la littérature, l'histoire, la sociologie, l'économie, la philosophie et même dans des publications fort récentes de management. (l'enracinement comme fidélité à l'entreprise). L'enracinement est une thématique très en vogue au Québec, en fait peut être pour partie, parce que le mot sonne bien avec l'accent. Essayez dans votre tête.

Par ailleurs l'enracinement renvoie au concept, plus moderne, ou en tout cas, d'actualité, d'identité. Chacun sait que l'identité est aujourd'hui une source inépuisable de polémiques. L'identité est au cœur d'enjeux politiques majeurs au moment ou l’extrême droite française et européenne, construit sa progression sur des idéologies de replis identitaires et nationalistes. J'ai conscience que je risque de te faire porter le chapeau des idées de l'extrême droite d'aujourd'hui.

Il faut, je crois, garder bien en tête que tu développe les thèmes du déracinement et de l'enracinement dans le cadre, inhabituel, d'une philosophie du devoir. Nous sommes aujourd'hui plus familiers des droits de l'homme qui renvoient à l'homme universel et non pas à l'homme territorialement, historiquement et socialement enraciné.

Sur le plan de la méthode, je vais continuer à puiser directement dans ton texte, en évitant, tant dans mes questions que dans mes analyses de te juger à la lumière de nos débats d'aujourd'hui. Je t'aime trop Simone et je sais que tu n'étais animée que de bonnes intentions. Je sais aussi que les bonnes intentions de la gauche de ton époque ont conduit aux dizaines de millions de mort du Goulag, de la révolution culturelle, des Kmers rouges et autres joyeux drilles.

En avant Simone. C'est quoi l'enracinement ?

Simone: « l'enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine. C'est un des plus difficiles à définir. Un être humain a une racine par sa participation réelle, active et naturelle à l'existence d'une collectivité qui conserve vivants certains trésors du passé et certains pressentiments d'avenir. »

« Chaque être humain a besoin d'avoir de multiples racines. Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l'intermédiaire des milieux dont il fait naturellement partie. »

« Il y déracinement chaque fois qu'il y a conquête militaire.

JC : Seulement ?

Simone : « Même sans conquête militaire, le pouvoir de l'argent et la domination économique peuvent imposer une influence étrangère au point de provoquer la maladie de déracinement . L'argent détruit les racines partout ou il pénètre.

JC : Pour le moment tu me rassure, ce n'est pas à une glorification de l'enracinement que tu te prêtes, c'est à une analyse des méfaits de la guerre, de l'argent et de la domination économique sur les ouvriers et les paysans.

Simone : « Il est une condition sociale entièrement et perpétuellement suspendue à l'argent, c'est le salariat,….c'est dans cette condition sociale que la maladie du déracinement est la plus aiguë.
Le second facteur de déracinement est l'instruction...la culture s'est développée dans des milieux très restreints…
« En France le déracinement de la condition prolétarienne avait réduit le monde ouvrier à un état de stupeur inerte et jeté une autre dans une attitude de guerre à l'égard de la société.

« Sous l'effet de la guerre, la maladie du déracinement a pris dans toute l'Europe une acuité telle qu'on peut légitiment en être épouvanté.

« Depuis des siècles, les hommes de race blanche ont détruit du passé partout, stupidement, aveuglément, chez eux et hors de chez eux...Le passé détruit ne revient jamais plus.

« Le problème du déracinement paysan n'est pas moins grave que celui du déracinement ouvrier. Il est contre nature que la terre soit cultivée par des êtres déracinés. Au reste il ne faut pas donner une marque publique d'attention aux ouvriers, sans en donner une autre symétrique aux paysans. Car ils sont très ombrageux, très sensibles et toujours tourmentés par la pensée qu’on les oublie.

« La prostitution est un exemple typique de cette propriété de propagation que possède le déracinement. La situation de prostituée professionnelle constitue le degrés extrême du déracinement. »


JC : Excuse moi Simone si je passe vite . Cet entretien ne me permet pas d'entrer dans le détail de ton analyse, nourrie par Marx des conditions de production, ni du rôle de la culture, des syndicats ou de l'école. Ni même sur ceux de la nation de la patrie et…. Du catholicisme. Je retiens que la guerre en créant des obligations envers son pays renforce le patriotisme, l'adhésion à des valeurs communes qui un temps réduisent les effets du déracinement.

J'ai été dérangé par de surprenants hommages à la clairvoyance d'Hitler. Citer Hitler en le qualifiant de Génial ? Bien sur il ne s'agit en aucun cas d'un hommage, comment serais-ce possible, toi qui depuis des années a consacré toutes tes forces à comprendre la montée du fascisme, il ne sagit pas non plus de second degré. Tu prends seulement acte de l'efficacité redoutable du mal qui se déploie. A ne pas prendre au pied de la lettre donc mais avec le recul qui s'impose.

Simone : « L'observation géniale d'Hitler sur la propagande, à savoir que la force brutale ne peut pas l'emporter sur des idées si elle est seule, mais elle y parvient aisément, en s'adjoignant quelques idées d'aussi basse qualité qu'on voudra. »

Hitler notamment a apporté sur ce point une contribution durable au patrimoine de la pensée humaine.

JC : Passons. Venons en à l'enracinement. Pour la première fois tu reviens aux sources de la philosophie, te référant à Platon, Montesquieu, Rousseau. Tu poses le problème de l'enracinement comme « une méthode pour insuffler une inspiration à un peuple » en l’occurrence il s'agit de préparer l'après guerre en France

Simone : « Jamais aucune action n'est exécutée en l'absence de mobiles capables de fournir pour elle la somme indispensable d'énergie. Vouloir conduire des créatures humaines vers le bien en indiquant la direction, sans avoir veillé à assurer la présence des mobiles correspondants, c'est comme si l'on voulait, en appuyant sur l'accélérateur, faire avancer une auto vide d'essence.

« On peut assez facilement classer les moyens d'éducation classés dans l'action publique.

« D'abord la crainte et l'espérance, provoquées par les menaces et les promesses.

« La suggestion.

« L'expression, soit officielle, soit approuvée par une autorité officielle, d'une partie des pensées qui dès avant d'avoir été exprimées, se trouvaient réellement au cœur des foules, ou au cœur de certains éléments actifs de la nation.

« L'exemple.

« Les modalités mêmes de l'action et des organisations forgées pour elles.

« Le premier moyen est le plus grossier, il est toujours employé, le second l'est par tous aujourd’hui. C'est celui dont le maniement a été génialement étudié par Hitler.

JC : Simone cesse de parler de Hitler comme d'un génial philosophe, si tu savais, mais peut-être t'en doute-tu ce qu'il est entrain de faire à ton peuple. Ce n'est pas la suggestion qui se pratique dans les camps de la mort. Continue je te prie.

Simone : «  actuellement nous ne disposons que de deux intermédiaires, la radio et le mouvement clandestin. Pour les foules françaises, la radio compte presque seule.

La suggestion est comme l'a vu Hitler une emprise. Elle constitue une contrainte.

JC : J'ai du mal à suivre le cheminement complexe de ta pensée, qui se déploie sans frontière entre sociologie, philosophie, économie et mysticisme. Je tombe sur une pépite qui me bouleverse.

Simone : « On parle de châtier Hitler. Mais on ne peut pas le châtier. Il désirait une seule chose et il l'a : c'est d'être dans l'histoire. Qu'on le tue, Qu'on le torture, qu'on l'humilie, l'histoire sera toujours là pour protéger son âme contre toute atteinte de la souffrance et de la mort. Ce qu'on lui infligera, ce sera inévitablement de la mort historique, de la souffrance historique ; de l'histoire.

« Surtout cela n’empêchera pas, dans vingt, cinquante, cent ou deux cents ans, un petit garçon rêveur et solitaire, allemand ou non, de penser que Hitler a été un être grandiose, a eu de bout en bout un destin grandiose, et de désirer de toute son âme un destin semblable. En ce cas malheur à ses contemporains.

JC : chapeau Simone, là tu es vraiment visionnaire. Les fascinés par Hitler existent bel et bien aujourd'hui. Ils sont avec ceux qui les tolèrent, voire les encouragent, un danger pour notre société en désarrois.

Pour ce qui est de la fin de ton ouvrage, je crains, faute de compétence philosophique, de n'avoir pas compris le fond de ta pensée. Je lui laisse cependant un moment libre cour parce qu'il s'agit de l'amour.

Simone : «La pensée qui a véritablement enivré les anciens, c'est que ce qui fait obéir la force aveugle de la matière n'est pas une autre force plus forte. C'est l'amour. Ils pensaient que la matière est docile à la sagesse éternelle par la vertu de l'amour qui la fait consentir à l’obéissance.

L'ordre du monde doit être aimé parce qu'il est pure obéissance à Dieu….à ce titre, tout sans exception, joies et douleurs indistinctement, doit être accueilli dans la même attitude intérieure d'amour et de gratitude.

Le travail physique consenti est après la mort consentie, la forme la plus parfaite de la vertu d’obéissance.

« Le travail physique est une mort quotidienne.

« La mort et le travail sont choses de nécessité et non de choix.

« Immédiatement après le consentement de la mort, le consentement à la loi qui rend le travail indispensable à la conservation de la vie est l'acte le plus parfait d’obéissance qu'il soit donné à l'homme d'accomplir.

« Il est facile de définir la place que doit occuper le travail physique dans une vie sociale bien ordonnée. Il doit en être le centre spirituel. »

JC : voilà c'était la dernière phrase de ton livre. Si je résume, pour toi, la notion d'enracinement recouvre la nécessité de redonner du sens à la société (française) une fois que seront passés les traumatismes liés à la guerre. Nous sommes loin et c'est tant mieux de la conception identitaire que ce concept recouvre le plus souvent. La recherche du sens passe par l'acceptation des règles (loi) donc une obéissance consentie. Cette obéissance a un sens religieux car elle est acceptation de l'ordre divin du monde dans ce qu'il a de bon et de mauvais. Elle a aussi un sens pratique parce qu'elle permet d'accepter le travail qui seul permet d'améliorer les conditions matérielles de la vie et en même temps lui donne un sens spirituel. Si j'ai bien compris ta philosophie se rattache au stoïcisme.

Pour conclure  je voudrais simplement te dire que je t'aime parce que tu es une femme animée par le soucis de l'homme et que ta vie t'a conduit vers les travailleurs plutôt que vers des catégories sociales auxquelles ton éducation pouvait te faire prétendre. Je ne peux que constater que ta philosophie, animée des meilleures intentions a conduit, à ton insu, aux pires totalitarismes.

A la relecture je viens de constater que sans m'en rendre compte je suis passé du vouvoiement au tutoiement. Je t'aime Simone.



dimanche 22 février 2015

Les cent vingt journées de Sodome, Marquis de Sade vues par le trou de la serrure du procès du Carlton


Donatien Alphonse François de Sade, né à Paris le 2 juin 1740  et mort le 2 décembre 1814 à l'asile de Charenton




Comment ne pas sortir abasourdi de cette longue litanie de pratiques sexuelles, disons exubérantes, accompagnées de sévices de toutes sortes.

Après avoir échappé à plusieurs reprises à des condamnations pour des délits de débauche, y compris à la peine capitale, Sade purgera une peine de onze ans en prison, dont une partie à la Bastille. Pour tromper l'ennui et sans doute la frustration, c'est pendant ce séjour qu'il écrit recto et verso sur des feuilles de papiers collées en une longue bandes de 12,10 m de long et large de 11,50 cm les cent vingt journées de Sodome. Le rouleau, qui sera retrouvé dans ses affaires connaîtra de longues pérégrinations avant d'être publié dans une version imparfaite en 1904


 Il va falloir pour parler de… j'avais écrit cette œuvre mais je me suis ravisé. Il va falloir pour parler de cet écrit recourir à un vocabulaire assez inusité chez moi. Libertinage, débauche, foutre, con, vit, cul, décharger, jouir, sodomie, inceste, pédophilie, scatologie, nécrologie, viol, torture(s), meurtres, duplicité.

Derrière chaque mot, des pratiques bien réelles, qui se rencontrent dans l'humanité sans doute depuis des siècles. Des réalités marginales mais dont l'acceptation a du varier au cour des siècles dans les sociétés humaines, concernant pour certaines pratiques une infime minorité d'individus pervers, mais beaucoup plus répandues pour d'autres.

C'est un long catalogue de perversions que donne à lire Sade. Au récit des cent vingt journées dont les raffinements vont crescendo partant du banal : inceste, pédophilie, sodomie, et oui on part quand même assez fort pour conclure par des meurtres consécutifs aux tortures les plus raffinées en passant par la scatologie (des dizaines de pages) et les flagellations et sévices divers qui constituent ce que l'on peut nommer dans ce contexte le sadisme ordinaire.

A ce stade tout pourrait être dit de cet écrit hors norme, dont bien sur, je ne souhaite citer aucun passage. J'aurai conclu en disant que la perversion et les pratiques sexuelles les plus bizarres et les plus violentes ont existé de tous temps et dans toutes les sociétés, plus ou moins dissimulées, plus ou moins licites mais toujours présentes.

Les progrès de la civilisations, dans nos sociétés modernes les ont sans doute marginalisées ou en tout cas pour certaines rendues moins licites. Si l'inceste, la pédophilie, la torture sont aujourd'hui complètements proscrits, les autres pratiques relèvent de la liberté de chacun dès lors qu'elles s'exercent en privé et dans le respect de la liberté d'autrui.

Les cent vingt journées de Sodome pourraient être ramenées à une curiosité littéraire ne pouvant certes prétendre ni à l'exemplarité ni à l'universalité.

L'actualité cependant m'a fourni une grille de lecture que je trouve tout à fait pertinente. Il s'agit du procès dit du Carlton de Lille, qui a, du fait de la Présence de Dominique Strauss Khan, Directeur du Fond monétaire international, déchu, présidentiable avorté et libertin assumé, défrayé la chronique médiatique du mois de février 2015.

Étonnamment,  alors que Sade me paraissait excessif au point d'être irréaliste, le parallèle avec l'actualité fonctionne fort bien lorsqu'on se pose certaines questions qui sont simplement celles qu'ont posées les juges pour faire la lumière dans cette affaire.

A qui profite le crime ?

Chez Sade : Quatre amis, tous hommes riches et  de pouvoir : Le Duc de Blangis, le Président de Curval, Durcet, l'évêque de…. Tous adeptes de plaisirs rares, bien organisés pour les pratiquer y compris financièrement«  les fonds de cette bourse qui ne devaient servir qu'aux plaisirs étaient immenses. Leur excessive fortune leur permettait des choses très singulières sur cela, et le lecteur ne doit point s'étonner quand on lui dira qu'il y avait deux millions par an affectés aux seuls plaisirs de la bonne chère et de la lubricité »

A Lille des chefs d'entreprises ou des cadres dirigeants d'entreprises du BTP, le Directeur du fonds monétaire international, un commissaire de police… non pas d'ecclésiastique, les temps ont changé. Des hommes, oui uniquement des hommes, pas de femmes, tous ont l'argent facile et dans leurs domaines respectifs de l'influence. Dominique Strauss Kahn en tant que probable présidentiable est au centre d'un jeu de réseau et d'influences.

Le 7 février Hellen Salvi écrivait dans un article de Médiapart : "DSK ou l'ivresse du pouvoir" : « l'affaire du Carlton est bien plus qu'un simple débat sur le libertinage . Qu'importent la sexualité, les envies ou les mœurs de DSK. Ce qui interroge dans ce dossier, c'est bien le rapport au pouvoir, la courtisanerie, le cynisme et le sentiment d'impunité qui l'accompagne souvent, cette façon d'être non pas dans l’événement mais juste au dessus, de le regarder d'un peu plus haut, sans en percevoir le véritable sens… comme les trois petits singes, il n'a rien vu, rien entendu, rien dit. »

Les parties fines, comme les baptise la presse de manière gourmande sont, je cite le réquisitoire du procureur de la République Frédéric Fèvre « Un groupe d'amis qui faisaient la fête pour se livrer à des actes sexuels, pour satisfaire des égos, des ambitions, voire tout simplement des désirs physiques » phrase assassine certes mais qui dédouane la fine équipe du délit de proxénétisme qui seul est condamnable.

A l'origine des cent vingt journées de Sodome et des neufs soirées libertines de DSK des hommes plutôt murs, de l'argent et le pouvoir

Qui sont les proxénètes ?

Chez Sade : Des rabatteurs ou rabatteuses « Quatre fameuses maquerelles pour les femmes et un pareil nombre de mercures pour les hommes n'avaient d'autres soins que de leur chercher, et dans la capitale et dans les provinces, tout ce qui dans l'un ou l'autre genre, pouvait le mieux assouvir leur sensualité. » les commandes portent sur des enfants, filles et garçons, de belles jeunes filles, des étalons, des prostituées expérimentées capables de les exciter avec milles anecdotes croustillantes et même de vieilles femmes. Pour arriver à leurs fins et ramener les individus les plus conformes au « cahier des charges » qui leur est imposé, ils n'hésitent pas à recourir à des enlèvements avec parfois le meurtre des proches.

Du côté de Lille, le fournisseur de femmes pour les soirées était le désormais célèbre Dodo la Saumure, tenancier tout à fait légal de maisons closes en Belgique et qui puisait dans son cheptel, rayon prostituées, escorts girls haut de gamme, le gibier destiné aux soirées libertines organisées en l'honneur du grand et courtisé Dominique Strauss Kahn. Un partage des rôles somme toute très sadien qui permettra à DSK de garder les mains propres et de faire semblant de croire que les femmes, si disponibles présentes à ses soirées étaient de pures libertines bien éloignées de prétentions mercantiles. Dodo la Saumure va se donner des intonations à la Audiard pour parfaire le cynisme de son personnage et lui donner un côté cinématographique sympa. A l'heure ou j'écris ces lignes, c'est à son encontre que le réquisitoire est le plus sévère. DSK et ses amis n'auront sans doute à souffrir ou peut-être jouir que de la publicité faite à leurs tristes pratiques sexuelles.

Chez Sade comme à Lille pour ne pas se salir les mains on recours à un petit peuple interlope de proxénètes, intermédiaires, rabatteurs, souteneurs. A eux les condamnations !

Les victimes ?

Chez Sade, tout être humain, mais aussi des animaux et même des cadavres, tombant sous la coupe du désir de nos quatre débauchés est une victime. Enfant, bébé mêmes, filles ou garçons, jeunes adultes, personnes âgées qu'importe le sexe se voient dénier toute humanité. Ils doivent consentir, accepter, subir, se soumettre à tous les outrages et à toutes les pratiques, dont certaines vont bien au-delà de la sexualité la plus bestiales. La scatologie occupe une place de choix dans les cent vingt journées, les sévices et les tortures aussi. C'est quand même Sade qui a inventé le sadisme ! Les corps sont livrés totalement, et ce jusqu'à ce que mort s'en suive, à des individus guidés uniquement par la satisfaction de leurs désirs. Sur quarante six personnes recrutées par nos quatre compères trente six tuées dix survivantes après les trois mois d'orgies.

Les soirées organisées pour DSK, sont loin de l'idée que l'on peut se faire d'un libertinage bon enfant. La parole des jeunes femmes, « invitées, consentantes mais rémunérées » a constitué l'épisode le plus émouvant du procès. Je reprends la chronique de Ellen Salvi dans Médiapart le 2 février. « Face aux juges, plusieurs jeunes femmes ayant participé à ces soirées ont décrit par le menu le déroulé de celles-ci. Les mots employés sont hard, dans tous les sens du terme. Elles parlent d'abattage, de véritable boucherie de carnage, même… elles ont porté par écrit la violence du comportement sexuel de DSK, son appétence pour les rapports sexuels de type sodomie… qu'il pratiquait de façon brutale sans tenir compte de l'avis et du bien être de ses partenaires…une façon d'agir qui démontre sa connaissance de la qualité des filles. »

Et bien voilà est-on si loin de Sade et du sadisme ? Des femmes réduites à des corps dont on dispose à sa guise sans considération de ce qu'elles ressentent, sans entendre leurs protestations. Il ne leur a certes pas arraché de dents ou coupé de doigts… mais peut-être les a-t-il battues et leur a chié dessus. Les limites en la matière n'ont rien a voir avec l'humanité, seulement avec l'époque et peut-être la peur du gendarme...

Il y a donc bien des victimes, c'est à dire des personnes dont l'humanité est déniée et qu'importe que ce soit des prostituées, en tout cas ce sont des femmes. Dans d'autres procès, pas si anciens, c'étaient aussi des enfants.

Et la morale ?

Le tribunal de Lille a mainte fois répété que le procès de Lille n'était pas celui de la morale mais celui du droit. En la matière ce procès s'est volontairement réduit à celui des intermédiaires. Seul le proxénétisme est un délit, c'est a dire le fait de pratiquer ou de favoriser le commerce d'êtres humains. Voilà pourquoi le seul condamné risque d'être Dodo la Saumure,  tenancier tout à fait légal de maisons de prostitution en Belgique. Ce qui est illégal d'un côté de la frontière est légal de l'autre !

Pour le reste le tribunal, bien qu'il se soit délecté de l'étalage de la description par le menu des neufs « parties fines » se gardera bien d'apprécier ou de juger les traitements imposés par des hommes à des femmes. Au cours du procès seul Maître Daoud avocat de l'association le Nid parlera de morale. « notre objectif en venant ici était d'avoir leur parole (les prostituées) et elles mêmes prises en considération en tant que personnes et non comme des petites, du matériel, des dossiers. » Il revendique et assume le droit de parler de morale alors que le tribunal veut s'abstenir de juger le comportement sexuel des prévenus. 

L'affaire est close, circulez, il n'y a rien à voir ! Juste « des petites soupapes de récréation dans une vie extrêmement trépidante. » C'est bien cent vingt journées de Sodome qu'il aurait fallu organiser pour ce pauvre Dominique Strauss Kahn.

L'histoire est finalement très simple et se moque du temps et des progrès de la civilisation. D'un côté des hommes riches, influents, sans scrupules pouvant se passer toutes leurs fantaisie sexuelles en payant tout le monde : les victimes et leurs intermédiaires et même, sous forme de faveurs leurs juges. Au milieu un petit peuple de proxénètes-maquereaux, âpres au gain et sans scrupules. En face les plus faibles qui se trouvent être, depuis toujours et pour toujours, des femmes et des enfants.

Malheureusement, ce que je nomme les progrès de la civilisation, qui ont apporté de l’émancipation aux femmes de la protection et des droits aux enfants, ont laissé dans le domaine du sexe vénal un trou béant qui n'est pas prêt de se combler. Le spectacle pitoyable du procès du Carlton mal préparé juridiquement et sur-exploité médiatiquement laisse un goût amer. DSK et ses semblables peuvent tranquillement continuer à se payer du matériel et à le traiter pire que du bétail.

L'univers fantasmatique et inhumain des Cent vingt journées de Sodome de Sade est malheureusement encore bien présent dans notre piètre humanité.